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Interview de Dominique Sylvain

25 Oct 2015

archange-chaosQuel est le premier livre que vous vous souvenez avoir lu ?

Enfant, j’avais une passion dévorante pour les aventures de Fantômette dans la Bibliothèque rose. J’étais tellement mordue que j’avais fait une rédaction scandaleusement inspirée par la prose de Georges Chaulet. L’instituteur m’a collé une très sale note.

Pensez-vous qu’il faille être un grand lecteur pour être un bon auteur ?

Pour être un auteur, non. Les exemples ne manquent pas. Pour être un bon auteur, à mon humble avis, il vaut mieux avoir lu sérieusement et continuer de lire les meilleurs romanciers car c’est la seule façon d’apprendre le métier. Certains auteurs sont si talentueux que leurs œuvres nous irriguent des racines à la cime comme si nous étions de gros arbres assoiffés. Quelquefois, l’effet que provoque un grand roman est si fort que les larmes me montent aux yeux ; électrisée, je me dis alors que j’ai aussi en moi un roman irrésistible de beauté et de rage et qu’il me suffira d’ouvrir encore un peu plus les portes de la perception pour parvenir à l’écrire. Quelquefois, je crie un truc du genre : « Putain de bordel de merde, je suis nulle en comparaison des grands, vite au boulot ! » Bref, le résultat est le même : au boulot.

Vous avez séjourné dix ans à Tokyo. De cette expérience est né votre premier roman Baka !. Pouvez-vous nous en narrer la genèse ?

Avant de faire mes valises, j’avais déjà un bagage encombrant : un personnage de femme détective hybride flottant en apesanteur dans mon imagination. Elle avait le côté culotté de Fantômette, la beauté pétulante de Françoise Dorléac dans L’Homme de Rio, le style et la liberté d’esprit de Diana Rigg dans Chapeau Melon et bottes de cuir, le mystère de Vanessa Redgrave dans Blow Up. Mais que faire d’elle ? J’aimais le romantisme déchiré de Chandler. Du coup, j’ai fait fusionner Philip Marlowe et la Femme fatale. C’était une idée parfaitement poétique et complètement idiote. Quel lecteur pourrait croire à une jolie fille prête à un peu près n’importe quoi pour arriver à ses fins ? Aucun. Tant pis. Cette héroïne, casse-couilles et sexy, je la voulais et je comptais la plonger dans des enquêtes métaphysiques, notamment grâce à ma solide obsession pour le mythe d’Orphée et d’Eurydice. C’était décidé, Louise Morvan descendrait l’escalier fatal et esquisserait quelques pas de danse sur un volcan.

Mais, hormis le fait de me servir d’elle comme d’un bon petit véhicule pour raconter mon époque et les frissonnements du mystère de nos vies, je n’avais pas la moindre idée de par quoi commencer. J’avais pris des photos au hasard dans Paris, mais je ne voyais rien, nada. Ou alors des fantômes dans la brume : Maigret faisant des ronds de fumée, un personnage de Seicho Mastumoto montant dans un train, Pepe Carvalho jetant un livre au feu.

En arrivant à Tokyo, satori. Stupeur et révélations sur un riff de shamisen électrique.

Ce monde de traditions et de modernité était le lieu idéal. Louise enquêterait là. Les raisons ne compteraient guère. L’important serait le processus, le mouvement, la flèche filant vers sa cible. Je voulais murmurer l’indicible, chatouiller les dragons avec une lance en diamant, respirer des parfums qui n’existent pas. Je voulais exprimer ce que je ressens mais qui n’est pas de l’ordre de la raison et de l’analyse. Et après, comprenne qui pourra. Et Tokyo était vraiment extraordinaire pour ça. J’écrivais une fiction ; en même temps, je vivais cette fiction. Je découvrais cette ville et cette culture et ça me construisait. Et cette construction progressive permettait l’élaboration du roman. Je rêvais le Japon je vivais le Japon. Ça venait de loin, ça me mettait la cervelle en feu. Et j’envisageais pour la première fois une conversation ininterrompue. Avec un lecteur. Écrire, c’est partager aussi. Bien que ce soit une activité solitaire. Très beau paradoxe, non ?

Bref, heureusement qu’au début des années 90, je n’ai pas pris l’avion pour la Patagonie.

Comment créez-vous vos personnages ?

Avec lenteur et beaucoup de rêve. C’est la technique de l’éponge. Ou du nénuphar, qui s’ouvre à la lumière et se nourrit tant que le soleil brille mais aime aussi la vase de l’étang (l’inconscient, bien que je ne sois pas persuadée que cette notion existe). Il faut enclencher un processus qui mènera à la naissance d’un être qui pourrait être de chair et de sang. Tout est à interroger. Ce que j’ai vécu, ce que je subodore à travers la lecture d’une interview ou simplement en capturant quelques informations bien réelles. On emprunte, on se laisse émouvoir. Et quelquefois, un personnage monte lentement en nous, pendant plusieurs années parfois. Ce fut le cas pour Franka Kehlmann, héroïne de mon dernier roman publié, L’Archange du chaos. J’ai d’abord eu son nom. Kehlmann. L’avais lu un roman de l’Allemand Daniel Kehlmann qui m’avait plu par sa délicatesse et son humour. Franka est le prénom de la partenaire de Matt Damon dans The Bourne Identity, premier film de la saga, et impeccable réussite de par sa sobriété et son rythme.

Pendant des années, j’ai donné tous les rôles à Franka. Elle a grandi, grossi, maigri, vieilli rajeuni, changé de nationalité et de psyché avant que je réalise qu’elle serait flic, aurait 23 ans, donnerait la réplique à un commandant pour qui elle éprouverait des sentiments complexes. Mais la cristallisation s’est faite quand j’ai compris qu’il me fallait une scientifique. Ou plus exactement une femme percevant le monde avec une sensibilité de scientifique. J’ai peur de l’idéologie et de la pensée magique, de ces gens qui assènent des vérités non vérifiées. L’approche scientifique me rassure car elle s’appuie sur les faits, les chiffres. Franka m’intéresse car elle réfléchit et doute. Sans a priori. Elle est aussi un être fragile parce que son enfance a failli la détruire. C’est une combattante d’un genre particulier. Mais je pourrais détailler le cv de tous mes personnages. Je ne peux les faire agir que lorsque je sais qui ils sont. Ils acquièrent alors une logique interne qui m’interdit de les faire agir n’importe comment.

Ingrid et Lola, Louise Morvan, Alex Bruce, vos personnages sont souvent récurrents. Pourquoi ce choix ?

J’ai écrit des séries pendant vingt ans, c’est vrai. Sans doute sous l’influence de mes lectures (McBain, Chandler, Himes, Vázquez Montalbán, Highsmith, Elmore Leonard, Rankin, Nesbo, etc.) Mais, au fil du temps, les personnages récurrents nous récurent l’imagination au Tampon Gex. Les séries permettent certes de creuser vraiment les problématiques mais elles ont aussi un côté moins positif : laisser filer des idées parce qu’elles ne coïncident pas avec l’univers des personnages récurrents, ou malaxer une intrigue pour qu’elle leur colle à la peau au risque de complexifier inutilement la narration. Guerre sale aurait sans doute été plus fluide, et donc meilleur, si je l’avais écrit indépendamment du duo Ingrid et Lola qui arrivait au bout de ses possibilités. Est-il temps de pousser ma petite tribu vers la porte et de faire autre chose ? Apparemment. L’Archange du chaos ne fera pas forcément partie d’une suite. Quant au roman que je viens de finir, je l’ai conçu comme un unitaire.

Comment peut-on définir le polar de nos jours ?

Je ne sais pas. Un raz-de-marée peut-être, puisque le genre est plébiscité dans le monde entier. Ou alors, c’est une forêt touffue dans laquelle tous les genres s’expriment. Le dernier dont j’ai entendu parler c’est le survival rural. Ah non, c’est le thriller intimiste. Certains affirment que le polar marque des points, notamment en France, face à la littérature générale qui serait plus nombriliste et moins proche des préoccupations réelles de nos contemporains. Je n’ai pas d’idée précise sur la question. Je pense toutefois qu’il serait dommage de faire à la littérature générale le mauvais procès qui a été fait à la littérature de genre lorsque celle-ci était méprisée. Ce qui compte pour moi, en tant que lectrice, c’est la qualité du texte. Le genre me préoccupe peu. En revanche, oui, il y a incontestablement une énergie créatrice dans le polar en ce moment. L’évocation de cette énergie ne construit pas une « définition ». C’est un ressenti avec ce qu’il a de subjectif, bien sûr.

La vie d’auteur est une drôle de vie. Avez-vous une anecdote amusante à nous raconter ?

Oui, j’ai plein d’anecdotes. Celle de ce quadra subtil qui vient à l’une de mes signatures en région parisienne. Il analyse mon livre avec une infinie délicatesse, comme personne ne l’avait jamais fait, me révèle des pistes que je n’avais pas vues, m’explique avec précision et une érudition singulière son émotion de lecteur. Yeux écarquillés, je bois ses paroles. Finalement, il m’annonce qu’il est flic.

Autre ambiance. Cette sexagénaire a réservé sa place à ma table et à celle d’une consœur lors d’un festival où les auteurs rencontrent leurs lecteurs. Elle m’annonce qu’elle ne sait pas qui je suis, qu’elle n’a pas lu mes livres. Je reste calme : « Ah, et puis-je savoir pourquoi vous avez souhaité déjeuner avec moi, chère madame ? » Elle rectifie : « Mais si, j’ai lu votre polar, enfin il me semble, mais je crois bien ne pas l’avoir fini car ce qui compte pour moi, c’est le style, vous voyez ? ». Là-dessus, je m’énerve : « En vingt ans de métier, j’ai peut-être un peu effleuré la problématique du style, vous voyez ? ». Ma consœur, qui se déclare autiste, en rajoute une couche en déclarant que ce n’est pas parce « qu’on écrit depuis vingt ans qu’on écrit bien ». Je réalise que la situation est désormais au-delà de l’énervement. La lectrice et moi poursuivons ainsi notre échange, ou plutôt son monologue, et cette brave dame me rase pendant une éternité avec « l’invasion de l’anglais qui détruit notre belle langue française », les aventures de sa petite-fille surdouée et la vie de prof « vraiment dure à l’heure actuelle ». Je réussis à aller jusqu’au bout de ce déjeuner en me visualisant lui fourrant la tête dans la cuvette des toilettes avant de tirer la chasse.

Il y a aussi cette invitation dans une grande surface culturelle. Un samedi. Une journaliste s’est dévouée pour jouer les intervieweuses. Pas de micro : il est réservé au groupe de rock qui va bientôt se produire. On nous offre deux chaises, une table basse et un bout d’allée au milieu des courants d’air et des clients qui défilent sans nous voir. Le temps passe, l’ennui m’empoigne. Je décide d’haranguer le chaland, de dénicher le lecteur qui sommeille et un semblant d’humanité. Debout, un grand sourire aux lèvres, j’interpelle le quidam comme si ma vie en dépendait. Je réussis avec l’aide de la charmante journaliste à entamer quelques conversations au sujet de mes polars. Certains repartent intéressés, beaucoup cherchent le rayon fournitures scolaires, un panel non négligeable avoue être là par hasard et « ne pas aimer la lecture ». Un peu plus tard, le concert rock démarre empêchant tout échange à moins d’opter pour le hurlement. Je renonce à mon œuvre de conversion. Je parviens à demander au libraire quel est le livre à succès du moment. Il me désigne une pile impressionnante, en extrait un volume dodu qu’il m’agite sous le nez. Il s’agit d’After. L’œuvre fait un tabac absolu. Surtout chez les jeunes. Un peu plus tard, j’apprends, médusée, qu’il a été écrit à la va-comme-je-te-pousse, et surtout sur téléphone portable.

L’Archange du chaos, votre dernier roman, est sorti en janvier dernier. Pouvez-vous nous en parler ?

Le roman raconte une enquête menée par une équipe de la Crim’. Le commandant Carat n’est pas au mieux de sa forme au milieu d’un groupe démotivé. Obligé de se séparer de son efficace adjoint (un alcoolo qui était aussi son meilleur ami), il récupère une novice. Juste au moment où démarre sa pire affaire : celle d’un tueur qui torture ses victimes puis… les soigne. A-t-on affaire à un agité du bénitier ou à un être perturbé par la violence renvoyée par les médias à jet continu ?

Cela faisait longtemps que j’avais envie d’écrire sur la religion. J’ai comparé justice antique et justice moderne, travaillé sur l’ordalie. J’avais envie d’évoquer nos peurs contemporaines. Cette perception du chaos de l’époque est-elle justifiée ? Notre siècle n’est-il pas bien moins violent que les siècles précédents ? D’où nous vient alors cette angoisse existentielle ? Un regard scientifique peut-il nous apaiser ? En écrivant, j’ai eu l’idée de faire enquêter une famille. Franka, la fille, légitime, rationnelle et déterminée malgré son peu d’expérience. Bernard, le père, odieux, mais dont l’expertise mérite bien quelques sacrifices. Joey, le jeune frère, l’artiste qui perçoit ce que les autres ne voient pas.

Un petit scoop sur le prochain ?

Kabukicho est une histoire narrée par trois personnages. Un gigolo japonais, une hôtesse de bar française, un Anglais dont la fille vient d’être assassinée. C’est un roman sur le mensonge et sur l’identité. C’est aussi un hommage à Patricia Highsmith et un retour à Tokyo, cette ville que j’aime tant.

Quel est le dernier livre que vous ayez lu ?

J’en ai commencé plusieurs que je n’ai pas terminés. Je termine enfin avec plaisir Le héros discret de Mario Vargas Llosa. Un excellent roman. Belle construction avec deux histoires parallèles. Des personnages très réussis, une belle écriture.

Dominique Sylvain

Dominique Sylvain

Dominique Sylvain est née en 1957 à Thionville en Lorraine.

Elle travaille pendant une douzaine d’années à Paris, d’abord comme journaliste, puis comme responsable de la communication interne et du mécénat chez Usinor.

Elle séjourne ensuite de nombreuses années au Japon et à Singapour. Tokyo, où elle a vécu dix ans, lui inspire son premier roman, Baka ! (1995) qui met en scène la détective Louise Morvan. Sylvain obtient le Grand prix des lectrices de Elle en 2005 pour Passage du Désir, qui signe l’acte de naissance du duo franco-américain Lola Jost et Ingrid Diesel. Elle est également l’auteur de Vox, prix Sang d’encre 2000, et de Strad, prix Polar Michel-Lebrun 2001. Guerre sale obtient le prix LIRE du Meilleur polar français en 2011. Son dernier roman, L’Archange du chaos, est paru en janvier 2015.

Elle se consacre exclusivement à l’écriture. Ses quinze romans, tous publiés dans la collection Chemins Nocturnes, aux Éditions Viviane Hamy, sont traduits dans une dizaine de langues. Sylvain a également écrit de nombreuses nouvelles.

Pour en savoir plus sur Dominique Sylvain : www.dominiquesylvain.com

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