Interview de Claude Clément
Quel est le premier livre que vous vous souvenez avoir lu ?
J’étais toute petite et je vivais au Maroc, sur une pente de l’Atlas, dans un lieu assez isolé. Et je n’avais ni frère ni sœur pour jouer. Les livres comptaient donc énormément pour moi. Ma grand-mère m’en lisait beaucoup et j’étais très impressionnée par l’un d’entre eux qui parlait des larmes d’un crocodile hypocrite. Je connaissais l’histoire par cœur et j’ai fini par pouvoir lire cet album sans ma « Mémé ». Ensuite, le livre qui m’a le plus marquée a été Sans famille, d’Hector Malot. Grâce à lui, j’ai sans doute cultivé mon goût de l’errance et des spectacles de saltimbanques, que j’ai moi-même pratiqués beaucoup plus tard.
Dans quelles circonstances avez-vous écrit votre premier roman ?
J’ai toujours écrit des poèmes et des textes courts depuis le CP. Une passion. À 14 ans, j’ai écrit un roman avec une camarade de classe. Très mauvais. Mais nous avions le mérite d’être allées jusqu’au bout de 150 pages !
Mes premières publications ont eu lieu en 1980, inspirées par mes séjours en Bohême et en Slovaquie. Premiers contes dans le Journal de Pomme d’Api et dans Les Belles Histoires de Pomme d’Api (Bayard Presse) et un premier album aux éditions La Farandole (aujourd’hui disparues) Les petits Potins de la Polana, des contes de mon crû inspirés par la vie dans une montagne de Slovaquie centrale et illustrés par une artiste slovaque, Viera Bombova.
Pourquoi écrivez-vous ?
Écrire est pour moi une nécessité vitale. Lorsque j’en suis empêchée, je deviens infernale !
Je ne saurais donner d’explication claire à cela. Peut-être à cause de mon enfance solitaire qui a développé en moi un foisonnant imaginaire ? Peut-être parce que ma mère, musicienne ayant souffert de pauvreté, m’a volontairement détournée de la musique ? Je ne sais pas exactement, mais c’est ainsi.
Pensez-vous qu’il faille être un grand lecteur pour être un bon auteur ?
Oui, j’ai tendance à le penser. On ne devient pas écrivain par magie, sous le coup d’une illumination subite. On cherche longtemps son mode d’expression, son style propre. On est nourri par le talent de ceux qui vous ont devancé, ému, parfois bouleversé, en tout cas servi de modèle sur un parcours hasardeux. C’est une construction lente, patiente et surtout obstinée. Rimbaud lui-même s’est inspiré des poètes de l’Antiquité, puis des Parnassiens, avant de devenir le génie original que l’on révère à présent. Sa « différence » vient du fait qu’il a commencé très tôt. Il s’agissait d’un enfant précoce, qui a gagné du temps par rapport à d’autres poètes. Mais la construction de son identité a pris un certain nombre d’années. D’ailleurs, quand il a eu fait le tour de ce qu’il avait à découvrir, il a abandonné. Très tôt aussi. J’ai écrit une biographie de Rimbaud, inachevée, mais qui m’a beaucoup appris sur l’acte créateur. Dans un autre domaine, il en est de même pour Mozart, pour Mendelssohn, pour Chopin (dont j’ai aussi écrit une biographie publiée aux éditions du Jasmin)… Leurs dons d’enfants prodiges existaient, à la base. Mais aucun d’entre eux n’aurait abouti aux chefs d’œuvre que l’on connaît sans l’apprentissage des œuvres de ceux qui les avaient précédés, ni sans beaucoup de travail pour cultiver ces dons. Je crois à la fois à l’inné et à l’acquis.
Pensez-vous qu’un auteur doive absolument être un bon communicant pour réussir ?
Hélas, de nos jours, pour « réussir » au sens social du terme, oui. Je le crois. Vous me direz : « Est-ce le but ? » Non, bien-sûr ! La notoriété n’est absolument pas une fin en soi. L’objectif est d’atteindre ce que chacun d’entre nous estime être une parcelle de beauté. Mais cette parcelle de beauté, chacun d’entre nous souhaite aussi la faire partager. Un minimum de reconnaissance publique est donc nécessaire, parfois, pour persévérer sans découragement. Il faut cependant veiller à ce que la communication et la marchandisation n’envahisse pas l’essentiel. Ce que l’un de mes auteurs phares (Bohumil Hrabal) nommait « la perle dans le fond » et que je nommais, avant de le connaître « mon petit diamant inaltérable ».
Vous avez opté pour la littérature jeunesse. Pourquoi ce choix ?
Je n’ai pas opté pour la littérature de jeunesse. Après un certain nombre de travaux en littérature générale, il me semble que c’est elle qui m’a choisie. Et que je me sens bien en sa compagnie. Car elle réunit tout ce que j’aime : l’imaginaire, la poésie, le rire, l’alliance de l’écriture et de l’oralité, celle du phrasé et de l’image et, souvent pour moi, celle du texte et de la musique. On peut traiter tous les sujets en littérature de jeunesse. C’est juste une question de ton. Je ne m’y sens donc pas à l’étroit. Même si je n’ai pas renoncé à m’adresser aux grands. D’ailleurs, nombre d’entre eux acquièrent aussi mes livres pour eux.
Pouvez-vous nous parler de Little Village ?
Méfiez-vous… je suis intarissable ! Il faut dire que Little Village est une chance inouïe qui s’est présentée à moi après plus de trente ans de parcours. Il est vrai que ce parcours comprenait déjà de belles associations entre mes textes et la musique. En particulier lorsque Jeanine Roze, créatrice des Concerts du Dimanche Matin, m’a demandé d’adapter mon ouvrage Le Luthier de Venise (Éd.École des Loisirs) en opéra Jeune Public pour le Théâtre du Châtelet, alors que je tournais déjà depuis de nombreuses années une adaptation plus modeste avec deux partenaires violoncellistes, ainsi qu’une dizaine de prestations variées en compagnie d’autres musiciens.
Cette belle expérience m’a appris bien des choses supplémentaires sur le rapport du texte et de la musique. C’est pourquoi les producteurs exécutifs d’Harmonia Mundi ont pensé à moi lorsqu’ils ont songé à créer ce label Jeunesse au sein de cette prestigieuse maison.
Pourquoi ce nom de Little Village ? Parce qu’après avoir longtemps concerné les musiques ancienne et baroque, les découvertes d’Harmonia Mundi se sont peu à peu étendues au jazz et au musiques du monde. Les départements Jazz Village et World Village ont été créés. Il coulait donc de source d’intituler un nouveau département Jeunesse Little Village. Ce qui permet de proposer aux enfants toutes sortes de musiques, de toutes les époques et du monde entier.
La collection qui me concerne, et dont je suis l’auteur de l’ensemble des textes, se nomme Le Petit Tourneur de Pages, en référence au personnage qui tourne parfois les feuillets des partitions à la place des solistes, en concert. Elle a pour but de sensibiliser les enfants à chaque famille d’instruments de musique, par le conte. C’est à dire par l’imaginaire et l’émotion, sans didactisme. Nous avons commencé par le piano et la flûte, très souvent abordés par les apprentis musiciens. C’est ainsi que sont nés les deux premiers Livres/CD : Le Piano d’argent (Images : Xavière Devos – Narrateur : Charles Berling) et Le Fou de flûtes (Images : Barbara Brun – Narrateur : Guillaume de Tonquédec) , illustrés musicalement par des interprètes exceptionnels au catalogue d’Harmonia Mundi.
Mais nous avons aussi eu la volonté de faire découvrir des instruments moins connus, tel que le sheng. Wu Wei, un grand maître de cet orgue à bouche chinois a accepté d’improviser sur mon histoire intitulée Le Sheng amoureux (Images : Amélie Callot – Narratrice: Karine Viard). Quant au prochain ouvrage à paraître en 2016, il concernera un « cuivre » : Big mama trombone (Images : Lucie Vandevelde – Narratrice : Yolande Moreau). En ce moment, je peaufine un conte où se rencontrent un joueur d’oud oriental et un joueur de luth. C’est passionnant ! Je passe autant de temps à faire des recherches historico-sociologiques qu’à magnifier ensuite les instruments dans une histoire aussi prenante que possible.
Mais Little Village ne se limite pas à cette collection. J’ai également écrit un texte, hors collection à partir du livret du Ballet Royal de la Nuit, par lequel le ministre Mazarin a imposé le jeune souverain Louis XIV aux seigneurs de la Fronde. Il s’appellera Je serai le Roi Soleil. Nathalie Novi m’a offert son talent pour les images, Didier Sandre (de la Comédie Française), sa voix pour la narration et l’Ensemble Correspondances dirigé par Sébastien Daucé (initiateur du projet) des musiques et des chants baroques de toute beauté. D’autres Livres/CD, auxquels je n’ai pas participé, complètent pour le moment la première salve de créations de Little Village :
Jazzoo qui fait aborder le Jazz aux « petits » par l’intermédiaire des animaux ;
Euraoundzeweurld, un cours de géographie disjoncté, en chansons, par Merlot (Images : Joëlle Jolivet) ;
À quand le cancan ? une façon amusante de faire connaître la musique d’Offenbach ;
Aucassin et Nicolette, une histoire ancienne mais fort d’actualité, narrée par François Morel et illustrée par Florence Guiraud…
Comme vous le voyez, Little Village est un label tout neuf, mais déjà très riche en talents et en diversité !
La vie d’auteur est une drôle de vie. Avez-vous une anecdote amusante à nous raconter ?
J’en aurais des dizaines étalées sur toutes mes années d’auteur nomade ! Mais je vais vous en raconter une qui prouve que conte et musique font bon ménage et provoquent des réactions positives inattendues… Je commençais à jouer alors mon adaptation du Luthier de Venise avec une seule de mes partenaires violoncellistes, à Cherbourg. Un peu surprises, nous nous sommes retrouvées devant des classes de « petits » de maternelle. Notre public venait parfois nous demander de le moucher ou de lui renouer un lacet en plein milieu du spectacle… À la fin, nous étions persuadées d’être plutôt passées à côté de notre but. Eh bien, les maîtresses nous ont appris par la suite que tous ces bambins s’étaient précipités en bloc avec leurs parents au conservatoire, situé en face de l’école, pour s’inscrire en classe de violoncelle !
Dans une autre ville, une maman m’a même écrit plusieurs années après pour me dire que sa fille avait fait de même et persévéré, car nous avions déclenché en elle une solide vocation.
Ce genre d’anecdotes est pour moi très précieux, car il justifie toute ma destinée personnelle !
Quelle est votre actualité littéraire ?
Little Village et mon Petit Tourneur de Pages me prennent beaucoup de temps et de créativité. Ce dont je ne me plains absolument pas ! Mais je tiens aussi à aborder d’autres sujets qui me tiennent à cœur. C’est pourquoi j’ai publié La roulotte de Zoé aux toutes nouvelles Éditions des éléphants. Un conte sur la solidarité nécessaire dans notre société contemporaine. Sujet qui paraît grave pour les « petits », mais que j’ai abordé avec candeur, simplicité et, – je l’espère ! -, humour, soutenue par la fraîcheur délicieuse des illustrations de Magali Dulain.
Quel est le dernier livre que vous ayez lu ?
Le journal d’Hélène Berr, préfacé par Patrick Modiano, qui retrace au quotidien la vie d’une jeune juive de 20 ans, à Paris pendant l’Occupation, jusqu’à sa déportation tardive, dont elle n’est pas revenue. Il s’agit d’un témoignage précieux sur ce que peut éprouver une personne jolie et intelligente, qui a théoriquement toute la vie devant elle, face aux horreurs d’une idéologie absurde. C’est un document à la fois plein de vie, d’incompréhension, d’amour, de lucidité, de chagrin et de joie. Ce qu’Hélène ressent la première fois qu’elle doit arborer l’étoile jaune, face à ses camarades de fac, ses professeurs, ses voisins, ses amis proches est décrit avec une sincérité d’une précision étonnante. Et ce qui m’a profondément touchée, c’est qu’elle parle davantage de ceux qui l’ont comprise, aidée, et qui étaient nombreux, que des autres. Et puis, malgré le contexte terrifiant, elle a vécu une magnifique histoire d’amour dont la beauté triomphe de la noirceur ambiante, puisque ce Journal nous est parvenu grâce à celui auquel il était adressé et publié par les soins de sa nièce (je crois).
Claude Clément
Claude Clément attribue à son enfance sur les chemins buissonniers de l’Atlas marocain l’origine de son imaginaire. Son père était récoltant de palmier nain sauvage, sa mère pianiste et chanteuse lyrique et sa grand-mère racontait des histoires tout en mitonnant des « pains perdus ».
Plus tard, en marge d’austères études de droit public, elle se produit dans des cabarets parisiens tout en suivant de cours de théâtre et de comédie musicale. Puis, le virus du vagabondage et ses aventures en Europe de l’Est l’incitent à poursuivre des études, tant sur les bancs de Langues-O que sur ceux de la faculté de Bratislava, ce qui lui permet de mener à bien une vingtaine de traductions. Admise au séminaire de littérature d’Europe Centrale de Milan Kundera, elle y est chargée de recherches et d’articles sur d’éminents auteurs slaves.
Dès 1980, elle publie nombre d’ouvrages pour enfants, mais c’est avec Le peintre et les cygnes sauvages (Casterman), traduit en plusieurs langues, qu’elle est identifiée comme auteur s’adressant autant à la jeunesse qu’aux adultes. Se considérant comme une musicienne sans instrument, animée par un insaisissable démon de l’écriture, elle a travaillé sur l’adaptation en animation de l’une de ses séries, sur le livret d’une version »opéra » de son Luthier de Venise (École des Loisirs), sur l’enregistrement de ses Contes du Japon (Milan) en compagnie de son fils Vincent, chanteur et musicien, avant de participer à la création du label Little village, chez Harmonia Mundi, avec une collection, Le Petit tourneur de pages, dont elle est l’auteur de l’ensemble des textes. Les premiers Livres/CD parus dans cette collection ont pour titre : Le Piano d’argent, Le Fou de flûtes et Le Sheng amoureux. Cette collection poursuivra son but : faire connaître les instruments de musique classique et du monde aux enfants, ainsi que leur musique, en s’adressant avant tout à leur sensibilité et à leur imaginaire.